Peut-on assimiler traduction et vulgarisation scientifique ? C’est la question que pose cet article qui, au-delà du billet d’humeur (traducteurs et traductrices sont gens ombrageux, c’est bien connu…), propose plusieurs pistes de réflexion
Sans prétendre apporter une réponse catégorique, j’aimerais à mon tour mettre quelques idées sur la table.
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- La comparaison entre ces activités est pertinente parce que toutes deux supposent un texte source et un texte d’arrivée. Le travail du traducteur n’a de sens qu’en fonction du texte en langue étrangère qui le précède ; celui du vulgarisateur est toujours second à des données scientifiques préalables. Dès lors la tentation est grande de transposer à la sphère de la vulgarisation les débats traductologiques inhérents à cette tension source/cible. Il existe grosso modo deux types de traducteurs « littéraires » et notamment poétiques : ceux pour lesquels traduire c’est se glisser dans une nouvelle langue, l’habiter et livrer une œuvre quasi nouvelle qui fasse oublier sa provenance étrangère à son lecteur ; et ceux pour qui au contraire la langue d’arrivée doit se plier, se tordre, s’adapter aux contraintes langagières de l’œuvre originelle. Ces deux conceptions, en gros celle de l’abbé Delille pour Les Géorgiques et celle de Chateaubriand pour Le Paradis Perdu, réclament toutes deux un travail considérable et inventif, mais dans un cas le travail se veut invisible au lecteur, comme un immeuble dont on aurait retiré l’échafaudage, tandis que dans l’autre c’est la traduction elle-même, l’échafaudage en quelque sorte, qui attire le regard de ce dernier. De même, on pourra distinguer deux types de vulgarisation : l’une se veut autosuffisante, transparente à elle-même ; tandis que l’autre revendique son statut de commentaire d’une œuvre princeps. Mettre l’accent sur la réalité scientifique décrite ou sur le travail savant qui a conduit à sa mise en évidence ? Il est très difficile de passer de l’un à l’autre dans un même texte, notamment d’alterner récit ou description d’une réalité scientifique (« voilà ce qui se passe… ») et commentaire métatextuel (« voilà ce qu’on a pensé à telle époque sur ce sujet »), effet de réel et mise en perspective.
- Autre notion de traduction intéressante : le « coefficient de foisonnement », qui veut que le passage d’une langue à une autre se traduise par une inflation ou une diminution. Vulgariser, est-ce prendre plus ou moins de place que le texte source ? Cette question m’apparaît complexe. Expliquer à un large public réclame qu’on explicite des notions triviales pour le scientifique. En revanche, pour que ma vulgarisation reste vivante, je dois souvent faire le tri, laisser de côté des parties importantes du discours scientifique, choisir un angle d’approche. Bref, cette question, apparemment si anodine, renvoie à la nature même de la vulgarisation : est-elle explicitation, développement, ou déperdition d’information ? On peut par ailleurs voir l’ajout de précisions, de réflexion plus ou moins cocasses, de notations pittoresques, à la fois comme un enrichissement et comme une dégradation. Vulgariser, est-ce faire descendre la science de son empyrée et se complaire dans l’oiseux, le non-signifiant, le « vulgaire » ?
- Parler d’une vulgarisation comme d’une traduction suppose que la science soit une langue susceptible d’être traduite. Cette affirmation n’est bien sûr pas à prendre dans un sens littéral : je ne puis sans artifice demander l’heure ou acheter une baguette en langage scientifique, dont les finalités sont nettement distinctes de la langue ordinaire. Néanmoins comparer la langue à certaines réalités langagières peut être intéressant… On pourrait ainsi évoquer la notion de registre ou de niveau de langue : « vulgariser », n’est-ce pas « faire peuple », remplacer le haut par le bas ? Peut-on comparer ce travail à celui du poète burlesque qui propose une version héroïcomique de la mythologie ? Cette comparaison, apparemment désuète, n’est pas sans modernité : elle renvoie à une mission que se donne aujourd’hui le vulgarisateur, désacraliser la science, supprimer les blocages sociaux ou psychologiques qui empêchent de la penser et en font une mythologie. Autre notion pertinente qu’on pourrait citer, celle, wittgensteinienne, de « jeux de langage ». La science est un langage, en ce qu’elle a ses normes, ses finalités, ses procédures d’évaluations et sa pertinence propres. Parler de la science, c’est donc savoir résister à ces jeux de langage pour mieux les décrire…Néanmoins, les philosophes s’écharperont encore longtemps pour savoir si oui ou non la totalité de la science, notamment la part de calcul qu’elle contient, peut être assimilée à du discours (on citera très vite sans respirer Cassirer-Saussure-Hittinka et l’on avouera soulagé n’être pas compétent sur la question) !!
- Enfin, autre intérêt de la comparaison traduction/vulgarisation, la notion d’une éthique de la fidélité. Il est particulièrement intéressant que cette obligation morale vienne en droite ligne de la sphère religieuse et des premières traductions de la Bible, et que cette fidélité s’attache moins à la lettre qu’au sens. C’est peut-être cette fidélité impossible, indispensable mais subordonnée aux impératifs de la réception par le public, qui fait le lien entre vulgarisation et traduction. Alors, la vulgarisation, une belle infidèle ?
Et ça, traduction ou vulgarisation ?