Nous avons une idée arrêtée de ce que doit être une illustration scientifique : neutre, informative, bannissant relief et ornement, soumise à un impératif de transparence et de lisibilité, bref impersonnelle… Cette sévérité du rendu prouve au lecteur qu’il se trouve dans un « vrai » livre de science et non dans un ouvrage de vulgarisation : plaisir esthétique et pittoresque sont le lot du profane ;
les initiés, eux, qui ont accès au savoir dans sa nudité, se satisfont de la figure brute qui aide à comprendre et non à sentir. Tout juste certains livres de classe cèdent aux sirènes d’un humour douteux.
Mais cette démarcation entre figure scientifique et « ornamentum », nous rendons-nous bien compte de ce qu’elle a de récent ? De fait, lorsque j’ai ouvert la Petite logique des forces de Paul Sandori, ouvrage remarquable de clarté qui, pour expliquer les principes architectoniques, remonte aux vieux traités, la beauté et la richesse des gravures m’ont saisi.
Une, notamment, m’a frappé. Elle est tirée d’un livre fondateur, celui de l’ingénieur et mathématicien Simon Stevin (1548-1620), père de l’analyse moderne des poids et des forces. Elle représente un soldat tenant au bout d’une perche… un poulet volé. Ce soldat en maraude traverse tranquillement les siècles, sans se soucier ni du droit des populations civiles, ce qui est grave, ni des canons de la représentation scientifique, ce qui est drôle. Les informations inutiles abondent dans cette scénette narrative. Pourquoi un soldat ? Pourquoi un poulet volé (la science, dans sa cruauté, nous apprend que le poulet ne pèse pas plus lourd au bras du voleur qu’à celui de l’honnête homme) ? Nous ouvrons un livre de science et nous voilà projetés dans Les Malheurs de la guerre de Jacques Callot..
Passons le premier réflexe, stupide, qui consiste à surdéterminer cette image. Non, n’allons pas proposer à la Découverte un livre de 500 pages où, en termes graves, nous accuserons la science moderne d’une tache originelle : avoir appris aux soudards à soulever leurs rapines, inaugurant 500 ans d’adultère entre science et outil militaire. L’exemple du soldat n’a aucune portée pratique ; il se borne à un excursus savoureux, une façon vivante de relier principes de construction et conduite du corps. Et pourtant il y aurait à dire sur Simon Stevin, intendant de l’armée et inspecteur des digues, conseiller d’une nation en guerre contre la première puissance de son temps… Mais l’expertise de Stevin est d’ordre poliorcétique, étrangère au vécu d’une soldatesque trop occupée à survivre pour se soucier de la loi de levier.
On peut le souligner par ailleurs , rien n’indique que cette illustration ait spécialement été réalisée pour ce traité de construction. La pratique du temps admettait la réutilisation de gravures à travers différents ouvrages, notamment les bois de taille comme celui-ci… Peut-être ce soldat n’en était-il pas à sa première vie éditoriale quand Stevin et et son remarquable éditeur, Christophe Plantin, l’ont introduit dans ces pages… Il n’en reste pas moins qu’ils l’ont choisi et que l’auteur a, très pédagogiquement, commenté cette illustration dans son texte.
Il n’est pas défendu non plus de penser que Stevin et Plantin avaient de l’humour, voire l’imagination picaresque… Mais que traduit avant tout cette scène de vol au milieu d’un livre de science ? Peut-être d’abord l’horreur du scientifique pour le soldat. Stevin avait lu et médité Archimède, ce pionnier de la logique des forces tué en plein exercice intellectuel par un soldat romain. Le fantassin est cet être violent, guidé par ces désirs, ses appétits, et par là même soumis aux caprices du sort, qui ne peut qu’inspirer répulsion au savant, qui est, lui, tout d’équilibre et de distance. Le maintien comme accablé du personnage, son pas trainant traduisent les vicissitudes d’une condition prisonnière de la Fortune. Ne serait-ce pas du scientifique le double inversé qui, depuis cinq siècles, cherche à s’évader de ces pages sans jamais y parvenir, otage d’une logique des forces qui le domine sans l’éclairer ?
Toi aussi apprends ce qu’est un levier avec le capitaine Alatriste..