Laënnec : le météore de la médecine

Ce texte de ma plume a été publié dans le livre « La faculté de médecine de Nantes » édité par les éditions du Grand Métier. J’espère que le lecteur pardonnera le ton un peu hagiographique, de rigueur dans ce type d’ouvrage, et cédera au charme de la médecine française du XIXe siècle !

L’invention du stéthoscope eut, dans la France de la Restauration, un retentissement qui dépassait de loin le public des spécialistes. Chateaubriand interrompt ainsi le fil de ses Mélanges Littéraires pour décrire la découverte du docteur Laënnec : « Au moyen d’un tube appliqué aux parties extérieures du corps, notre savant compatriote breton, le docteur Laënnec est parvenu à reconnaître par la nature du bruit de la respiration, la nature des affections du cœur et de la poitrine. Cette belle et grande découverte fera époque dans l’histoire de l’Art. »
Quel était donc ce météore de la carrière médicale, qui surgit en 1818 d’un relatif anonymat pour mourir huit ans après de la tuberculose ? Né dans la grande bourgeoisie nantaise (son père est avocat, puis magistrat, occupe des fonctions municipales importantes), René Laënnec assiste encore enfant aux convulsions révolutionnaires  et voit sa famille quitter ses appartements donnant sur la place du Bouffay pour échapper au bruit des exécutions. Surtout l’enfant, bien doué et tout autant porté aux mondanités et aux études littéraires qu’aux sciences, est très vite appuyé par son oncle.
Guillaume Laënnec (1748-1822), médecin-chef à l’Hôtel-Dieu de Nantes, professeur, puis directeur à l’école de médecine de Nantes. Ce personnage imposant et qui ne manque pas, lors de la Révolution, de se heurter aux partisans locaux de la Terreur, même si ses sympathies semblent plutôt républicaines, est un acteur important de la transformation hospitalière des Lumières. Instigateur des travaux d’assainissement de l’Hôtel-Dieu, il se dépense, sans compter, aidé de son neveu, lors de la grande épidémie de typhus. L’hôpital cesse d’être ce qu’il était traditionnellement, un lieu de charité et de relégation du malade loin du corps social, pour devenir au contraire le lieu géométrique d’une expérimentation tant politique que scientifique.
C’est notamment avec l’aide de son oncle que le jeune chirurgien peut partir en 1802 compléter ses études à l’école de Santé de Paris. Le jeune homme emportait avec lui un savoir réel, des convictions religieuses et réactionnaires déjà affirmées (il entre bientôt dans une société religieuse de laïcs, la « Congrégation »), et un goût de l’étude qui n’avait d’égal que son sens du service. À Paris, il se familiarise avec les controverses théoriques du temps et prend vite fait et cause pour Corvisart, père de l’empirisme clinique, face à Pinel. Durant les années qui suivent, il publie plusieurs mémoires dans le Journal de Médecine et collectionne les succès universitaires : premiers prix de médecine et de chirurgie en 1803, thèse soutenue le 11 juin 1804. Associé à la découverte du tuberculome, avec Gaspard-Laurent Bayle, Laënnec est très vite au centre d’une polémique  : Dupuytren cherche à s’approprier une de ses notes sur la classification des lésions.
Bref, le Breton monté à Paris se retrouve au coeur de cette révolution anatomo-clinique étudiée par Michel Foucault dans La Naissance de la clinique. Les catégories qui se mettent en place à cette période, notamment celles de «  tissus » organiques, et de « siège » de la maladie, révolutionnent le regard clinique. Dégagée de la recherche de principes abstraits, la nouvelle médecine s’attache à l’exploration comparative, raisonnée, des corps. Dans son article « Anatomie pathologique »du Dictionnaire de sciences médicales, Laënnec insiste non seulement sur « la connaissance des altérations visibles que l’état de maladie produit sur les organes du corps humain », mais également sur la nécessité de relier cette étude à une sémiologie clinique qui lui donne son sens : « pour qu’elle devienne d’une utilité directe (…) il faut y joindre l’observation des symptômes ou des altérations de fonctions qui coïncident avec chaque espèce d’altération d’organes. »
C’est là que l’auscultation médiate entre en jeu. Laënnec n’est pas l’inventeur de la percussion : l’opuscule « Inventum Novum « de Josef Léopold Auenbrugger, traduit par Corvisart en 1808, associait les différentes affections de poitrine à certains bruits. La méthode, qui consistait à sonder les poitrines comme des tonneaux plus ou moins pleins, ne satisfaisait toutefois déjà plus la médecine du temps. Et, en 1816, Laënnec, alors médecin chef à l’hôpital Necker, se penche sur « une jeune personne qui présentait des symptômes généraux d’une maladie de cœur et chez laquelle l’application de la main et la percussion donnaient peu de résultats à cause de l’embonpoint. L’âge et le sexe de la malade m’interdisant l’espèce d’examen dont je viens de parler, je vins à me rappeler un phénomène d’acoustique fort connu : si l’on applique l’oreille à l’extrémité d’une poutre, on entend très distinctement un coup d’épingle donné à l’autre bout. J’imaginais que l’on pourrait peut-être tirer parti de cette propriété des corps. Je pris un cahier de papier, j’en formai un rouleau dont j’appliquai une extrémité sur la région précordiale, et posant l’oreille à l’autre bout je fus aussi surpris que satisfait d’entendre les battements du cœur d’une manière beaucoup plus nette et plus distincte que je ne l’avais jamais fait par application directe de l’oreille. » (in : Traité de l’auscultation médiate)
Une auscultation que des raisons triviales, relevant de l’embarras technique ou de la pudeur, rendaient ardue devient donc l’acte de naissance de l’auscultation médiate. La mise à distance de la patiente a paradoxalement contribué à entendre et à voir beaucoup mieux. Elle a permis, non seulement une amélioration qualitative, mais un changement de paradigme : on est passé de l’observation à l’examen du malade, du spectacle de la maladie au recueil de données la concernant. Toute l’imagerie médicale future est en germe dans ce simple tube de papier.
Mais comment éduquer le regard médical, ce regard qui justement doit être plus qu’un regard, faire appel aux sens du toucher et de l’ouïe, dépasser la surface des êtres pour atteindre la réalité des organes ? Comment favoriser chez l’élève ce coup d’oeil clinique lui-même si difficilement définissable ? La carrière de Laënnec va toute entière se consacrer à ce travail de passeur. Le Traité d’auscultation médiate, paru en 1818, est véritablement son grand œuvre. D’abord parce qu’il constitue un effort considérable pour nommer, définir et distinguer. Une taxinomie incroyablement fine des symptômes participe de cet effort sémiologique fondateur. Mais aussi parce que Laënnec propose un cadre d’apprentissage de l’auscultation. L’auscultation médiate est plus fine que la simple observation ; elle est aussi moins intuitive : l’élève, sauf à être désorienté par ces nouveaux sons qu’il peine à interpréter, doit être pris en charge, éclairé, et rapidement bénéficier de travaux pratiques. L’expérience clinique, de périphérique qu’elle était, devient un passage obligé et déterminant des études médicales.
Ce rôle de défenseur de la méthode clinique, Laënnec va encore l’endosser à la chaire du
Collège de France qu’il occupe dès 1821, et à titre permanent en 1822. Rapidement, son enseignement prend des allures de lutte contre les théories de Broussais. Tout l’oppose en effet à l’ancien chirurgien de marine semi-autodidacte au verbe haut, traitant indistinctement toutes les affections par les sangsues. Laënnec, homme de vaste culture classique, d’extrême piété, mais chez qui réserve et discrétion relèvent aussi d’une certaine pratique sociale : il est le médecin personnel du cardinal Fesch, puis de la duchesse de Berry…
Plus profondément, Laënnec reste le zélateur de la révolution anatomo-clinique et de ses deux versants : classification fine des affections et des tissus, mais aussi effort conceptuel pour ramener la diversité des lésions à quelques types communs. C’est un Laënnec déjà malade qui exprime sa foi dans la médecine future : « on pourra prouver un jour que presque tous les modes de lésion peuvent exister dans toutes les parties du corps humain et qu’ils ne présentent dans chacune d’elles que de légères  modifications. »
Le 13 août 1826, il meurt à 45 ans de la tuberculose dans son manoir de Douarnenez. Dans son testament, il lègue à un ami : « mon stéthoscope, la meilleure partie de ma succession ».

 

Principales références
Michel Foucault. Naissance de la clinique. Paris : PUF, 1963.
Philippe Hecketsweiler. Histoire de la médecine. Paris : Ellipses, 2010.
René-Théophile Laënnec. Traité d’auscultation
médiate. Paris, 1818.

 

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